Le Carré Bleu

feuille Internationale d'architecture

CHARNIERE / CERNIERE par Lucien Kroll

CHARNIERE / CERNIERE par Lucien Kroll

CHARNIERE / CERNIERE par Lucien Kroll

après le n°1/2011 / con riferimento al n°1/2011 pdf fr/ita

Une grande différence sépare les conseilleurs des travailleurs ! Le ton du discours ne trompe pas. En écologie, c’est pareil et en participation d’usagers c’est encore plus délicat. Certains échafaudent des théories, des organisations d’opérations, des méthodes mais ne tâtent jamais de l’exercice vulgaire. Au mieux, il utopisent leur réalité : parfois c’est très nécessaire, parfois aussi, ils se confinent dans le confort de l’utopie et ne tâtent pas de l’action : leurs échafaudages de concepts fuient le réel vulgaire. De son côté les maladresses du praticien accumulent les compétences qui, pas à pas, charpentent une pratique. Ceci, c’est de l’incrémentalisme : « apprendre à marcher en marchant ».

Depuis que la démocratie gagne des fidèles, nous vivions une lente évolution dans toutes nos relations d’autorité. On peut regretter la Royauté de droit divin : elle était bien pratique, tout se décidait souverainement par une seule personne et on ne pouvait faire appel que par ordalies devant Dieu, l’eternel absent. Mais le lent réveil des désirs d’autonomie, d’égalité, de droit de la personne, de coopération « horizontale », se sont peu à peu révélés et répandus à travers le monde. Ils se sont affirmés et ont été adoptes publiquement comme forme obligatoire de relations humaines catalysées par la négociation pacifique et intelligente au lieu du désordre et de la violence. Les Droits de l’Homme sont devenus indiscutables.
Mais rien n’est jamais acquis, ni surtout complet. Même l’Église catholique a changé d’attitude envers Dieu le Père : celui-ci se retire lentement pour laisser place à la fraternité de son Fils… Tout le système de relations d’autorité a basculé : même une personne seule peut avoir raison contre toutes les autres… Et voici qu’on invente la « démocratie participative » : un pléonasme. La subsidiarité est devenue le fondement incontournable des relations : définitivement de bas en haut.

La démocratie est un grand désordre…
Derrière le pouvoir politique, se cache le pouvoir technique toujours inavoué : il est perfide car il bloque la contestation-coopération à coup d’affirmations scientifiques improbables mais difficiles à contester…
En urbanisme, on sait que les acteurs politiques sont soumis aux Services Techniques. Les comités de quartiers le savent bien : il n’y en a encore à peu près aucun qui aura réussi non pas à imposer un projet mais à relativiser celui qu’on lui impose et à faire équipe avec l’autorité pour aboutir, par une discussion raisonnée à un projet commun et puis à l’appliquer ensemble…
Dans l’Enseignement général, les aventures du partage de l’autorité ont été gagnées surtout par « l’Ecole Nouvelle » : elle date du début XXIème siècle mais elles sont encore contestées : elles n’ont jamais été figées même si officiellement les cours « ex cathedra » ont sombré dans le vieillot. La transmission de connaissances a été bouleversée surtout dans l’éducation de base, par les « prophètes » : Montessori, Decroly, Freinet, Froebel, Rogers, Steiner, Vandercam, etc. ils dépassaient le savoir intellectuel fermé pour s’adresser à l’enfant dans son être actif, participatif. On n’apprend rien à intérioriser dans l’ordre : seul le « désordre » est créatif de connaissances vécues… Mais la connaissance est encore un pouvoir dont se sert celui qui en est le propriétaire.

Nouvelle pédagogie
On connaît assez bien cette aventure dans l’enseignement général mais dans celui de l’architecture et du paysage bâti, le conflit n’a jamais vraiment éclaté, malgré quelques essais en 1968… L’enseignement est encore « du maître bavard à l’élève muet… Certains ont essayé du Célestin Freinet dans l’apprentissage de l’architecte. Ils se sont vite découragés : le narcissisme se transmet plus spontanément. Ils auraient pu atteindre une architecture « exogène » dont la raison sociale se trouve en dehors d’elle-même, pas seulement la « fonction » à laquelle se résume le service de l’architecte. Pourtant, plus c’est fonctionnel, moins longtemps cela fonctionne. Les modèles préfabriqués étaient intelligents, ils « fonctionnaient » mais ils manquaient « d’humanité complexe » donc on les démolit…
Le pouvoir créatif de l’architecte doit être réparti et non centralisé hiérarchiquement dans les salles de cours et les ateliers. Mais surtout, il devait être, même symboliquement, rendu aux habitants, le vrai « peuple » : ceci n’a soigneusement jamais été instauré ni même évoqué dans nos écoles… J’avais organisé dans les années 1970 un jeu de rôle dans une classe d’architecture que j’ai « dirigée » pendant une année en Belgique. Cela a frisé le désastre : les étudiants intériorisaient leur rôle traditionnel jusqu’à l’émeute… On ne l’a soigneusement jamais répété…

Écologie du projet
Il existe diverses politiques de design : la classique par exemple où l’architecte, traditionnellement le « plus compétent » crée un projet aussi personnel que possible, en décide seul comme étant le plus utile à une population muette et il en attend de la reconnaissance. C’est ce qui se fait partout. Une variante : le projet peut être exclusivement technique ou bien narcissique-solitaire (c’est déjà une qualité…). Cette contradiction est salutaire puisqu’elle mettait en évidence une réelle liberté de choix dans l’indispensable analyse institutionnelle…
Cet exercice a consisté à répartir les rôles des intervenants dans le projet urbain : projeteurs, autorités, ouvriers, habitants, usagers, etc. en vue de gagner cette autre manière de projeter, démocratique, indispensable à instaurer un processus compatible avec les urgences écologiques. Alors, le projeteur voit bien la nécessité d’aider à concevoir un projet ouvert, un « conglomérat » car il voit comment le groupe d’habitants évolue sans cesse.
La nature de tous les projets est teintée de ces soucis. Leur qualité est moins visible dans les propositions que dans l’absence d’aucune « forme » moderne arrogante officiellement gratifiante… Les quelques quartiers soutenables en préparation se contentent d’affiner les techniques d’économies et surtout de production d’énergies « à consommer » : même les « énergies « grises » incorporées aux matériaux mis en œuvre restent soigneusement ignorées. Autant que la participation d’habitants parfaitement absente…

Enjeu « humaniste »
Il est fondamental : il gère l’avenir de l’écologie. En effet, notre société, encore inféodée à la cruauté technique, ne peut exorciser brusquement son ancien comportement de « consommateur enragé ». Devant les menaces du climat, seule, une reconversion déchirante et immédiate des mentalités pourra inverser le cours des catastrophes. Il faudra sans doute plusieurs générations pour comprendre et accepter cette mutation. Il faut se rappeler les « trente glorieuses » de Jean Fourastié l’économiste français : elles avaient fondé le monde technique et son confort criminel planétaire. En réalité c’était les années les plus noires et les plus sales de l’humanité, où nous avons inventé les moyens les plus efficaces de détruire la planète et où nous les avons acceptés tous, sans hésiter…

La nécessité de l’expérience dans le réel psycho-social
Une évolution énorme et vertigineuse ne pourra sans doute se déclencher qu’après des cataclysmes majeurs : forcément, elle se fera alors dans l’improvisation et le désordre. Si pourtant, à ce moment et par bonheur, nous aurons tenté quelques expériences réelles, comme si nous étions en l’an 2060, nous aurons gagné des générations de bricolages hasardeux et de souffrances.

LK